La lumière, l’ombre et la ville
Je photographie la ville comme on lit un poème à voix basse. Avec attention, pudeur et disponibilité. J’y cherche les silences, les respirations, les pleins et les déliés du réel. Dans l’asphalte humide ou la pierre chaude, dans les reflets d’une vitre ou l’attente d’un passant, la ville parle. Encore faut-il l’écouter.
Photographier, pour moi, n’est pas produire une image. C’est dévoiler un fragment de vérité. Une vérité humble, suspendue, presque invisible, qui n’existe que dans la fulgurance de l’instant. Je ne construis pas une œuvre. Je révèle des présences. Je ne raconte pas d’histoire. Je recueille l’écho de celles qui passent.
Je ne cherche ni l’exceptionnel ni le spectaculaire. J’aime l’ordinaire. J’aime ce qu’on ne regarde plus. Ce qui se répète. Ce qui est déjà là. Je crois que la beauté n’est pas un attribut. Elle est une disposition du regard. Et ce regard, il faut l’exercer comme un muscle. Il faut l’épuiser, le confronter, le libérer de toute intention. Alors, seulement, il devient capable de saisir ce qui ne se montre pas.
Ma photographie est instinctive. Elle ne prémédite rien. Elle ne planifie pas. Elle se nourrit de ce qui advient. J’avance dans la ville comme on traverse un rêve, les yeux ouverts mais le cœur aux aguets. Il ne s’agit pas de chasser l’image. Il s’agit d’être disponible à ce qu’elle se laisse prendre.
Je photographie en noir et blanc. Ce n’est pas un hommage à une époque, ni une nostalgie. C’est un choix de dépouillement. De concentration. De clarté. Le noir et blanc dénude l’image. Il en chasse la distraction. Il permet à la lumière et à l’ombre de dialoguer sans interférence. Et la lumière, comme l’ombre, sont mes sujets premiers. Il n’y a pas de lumière sans ombre. Pas d’ombre sans lumière. Leur tension est celle de toute existence. De tout art.
Mon format est le vertical. 16:9. Non pas pour rompre avec la tradition, mais pour dire où nous sommes. Le format vertical, aujourd’hui, est un geste contemporain. C’est le format du téléphone, de l’image qui circule. C’est le cadre dans lequel nos yeux se sont rééduqués à voir. Je l’assume. J’en fais un choix plastique. Il crée une dynamique particulière, une respiration nouvelle. Il oblige à composer autrement. Il transforme l’espace urbain en scène étroite, en couloir de lumière, en verticalité humaine.
Je photographie la ville. Pas les monuments. Pas les paysages. La ville, dans ce qu’elle a de rugueux, d’imprévisible, de traversé. La ville comme organisme vivant. La ville comme écho de nos solitudes et de nos fulgurances. La ville est un théâtre, mais un théâtre sans coulisses. On y entre sans prévenir. On y joue sans savoir. On y croise des gestes, des regards, des fuites, des apparitions. Et parfois, dans le désordre, un instant se fige. Et dans cet instant, quelque chose devient image.
Je ne vole pas. Je ne me cache pas non plus. Je suis là. Présent. Mais discret. Invisible sans être dissimulé. Je me fonds dans le décor. J’attends que l’image vienne à moi, ou que le moment me traverse. Et alors, je déclenche. Une fois. Deux, rarement plus. L’instant est fugace. Il ne se répète pas. Le répéter, ce serait déjà le trahir.
Je retouche mes photos. J’éclaircis, je densifie, je corrige un détail. Non pour transformer, mais pour révéler. Je n’ajoute pas. Je retire. Je cherche la justesse, pas l’effet. L’image doit rester vraie, même quand elle est interprétée. Elle doit parler d’elle-même. Ou se taire.
Je n’ai pas appris la photographie dans une école. Je l’ai apprise en regardant. En me trompant. En recommençant. En observant les autres. En lisant la lumière sur les murs. En écoutant ce que les peintres avaient à dire. Matisse m’a appris la liberté. Picasso, la transgression. Klein, la radicalité. Klimt, la sensualité du trait. Ce sont des compagnons de regard. Des éclaireurs. Pas des modèles.
Je ne veux pas faire œuvre. Je veux faire trace. Une trace discrète. Une trace fragile. Comme celle d’un souffle sur une vitre. Je veux que mes images puissent être oubliées, et qu’elles reviennent malgré tout. Je veux qu’elles disent : “Tu étais là. Tu as vu. Tu as ressenti.” Même si tu ne sais plus quand.
La rue est un miroir. Elle ne ment pas. Elle ne pose pas. Elle montre ce que nous sommes quand nous ne savons pas que nous sommes vus. C’est là que réside sa puissance. Et son risque. Il faut l’aborder avec humilité. Avec retenue. Avec silence.
Je crois que la photographie, aujourd’hui, peut encore être un art pauvre. Un art sans artifice. Un art de la simplicité. Un art de la justesse. À l’heure où tout s’expose, s’épanche, se vend, il est vital de défendre une photographie qui regarde sans commenter, qui révèle sans revendiquer, qui témoigne sans juger.
Je crois que la photographie peut être un acte de présence.
Une manière de dire :
je suis là,
je regarde,
je m’émerveille encore.
C’est peu.
Mais c’est tout.